Hermance
Qu’est-ce que la maturité ? Après vingt cinq ans d’enseignement au lycée, il me semble que c’est d’abord savoir faire de bons choix. Physique, informatique, chimie, économie, arts, … sont généralement ce qu’on reconnaît comme de bon choix. Mais est-ce réellement le cas ?
Au collège Calvin à Genève, deux étudiantes, Elisa Gendolla et Stéphanie De Bros, ont choisi pour leur travail de maturité ce qu’aujourd’hui je considère comme le bon choix : l’agriculture.
Il y a trente ans, un collègue physicien méprisant usait de la formule «l’agriculture manque de bras» pour disqualifier les élèves qu’il pensait mauvais. Aujourd’hui, des physiciens, mais aussi des artistes, des informaticiens, des architectes et surtout des enseignants réinvestissent ce domaine. Oui, l’agriculture manque de bras et c’est heureux, car il y a tant à inventer, tester, se réapproprier pour que « Demain » soit un autre monde.
«À l’issue du visionnage du documentaire “demain”, nous avons pris conscience de la médiocrité de la situation écologique actuelle: 45% des légumes frais consommés en Suisse sont importés, dans les 55% restant beaucoup subissent quand même des transports et des traitements chimiques. Ces transports émettent des gaz à effets de serre comme le méthane et le CO2 qui contribuent à dégrader la couche d’ozone. De plus, l’agriculture biologique est très peu pratiquée en Suisse. Seul 8,4 % de la production agricole de 2016 était biologique. Il y a eu une augmentation par rapport à 2015, où il y avait seulement 7,7% de l’agriculture qui était biologique. Ce film a mis en avant le fait que chacun a la possibilité et le devoir d’agir à une petite échelle, par exemple en se procurant des fruits et légumes de saison cultivés à proximité ou en allant jusqu’à les cultiver nous-même. Ainsi nous voulons être de la partie, en donnant le meilleur de nous même pour y contribuer avec un potager biologique interactif au seins de notre village.»
Encore aujourd’hui, le courage de ces étudiantes mérite d’être souligné et leur expérience relatée ici, car elle montre bien à la fois l’enthousiasme suscité, mais aussi tous les problèmes rencontrés dans ce genre de projet.
Objectifs
Deux points sont mis en avant par Elisa et Stéphanie :
- «Créer un lieu d’échange et d’interaction ouvert à tous les habitants d’Hermance» et
- «Donner à chacun la possibilité de cultiver ses légumes en mettant à disposition un terrain accessible à tous»
Gratuité
Parallèlement à leurs objectifs, il faut remarquer qu’elles mettent en avant non seulement les potagers urbains, mais aussi une monnaie complémentaire : «le léman» . Le cadre est donc celui d’une interrogation économique qui va les mener à un choix :
«Pour notre projet, il s’agirait d’un potager dont les fruits et légumes seraient mis gratuitement à la disposition des habitants d’Hermance.»
Les idées de gratuité et/ou de monnaie complémentaire sont donc présentes et plus particulièrement la gratuité est d’emblée affirmée. Même si les incroyables comestibles en ont l’habitude, c’est tellement peu commun au lycée qu’il faut le souligner.
Biologique
Bien évidemment, serais-je tenté de dire, il ne faut pas cultiver n’importe comment. Mais non, là encore ce n’est pas évident et pourtant Élisa et Stéphanie affirment :
«Ce projet est bénéfique biologiquement en minimisant les transports tout en utilisant des produits locaux. C’est une solution simple à mettre en place et qui lutte contre le problème d’importation massive de notre société actuelle. De plus, ça donnerait une image positive et plus verte au village d’Hermance»
Participatif
On sait que la production de comestibles est une activité gratifiante car elle est créatrice de produits qu’on a toujours du plaisir à manger. Mais, le projet d’Hermance va plus loin :
«L’idée majeure de notre projet est d’apprendre et de transmettre ce qu’on aura assimilé au cours de cette expérience et de créer un lieu interactif entre les différentes générations : les élèves de l’école primaire, les adultes du village et les professeurs motivés. C’est sur le caractère social de ce projet que nous nous pencherons le plus. Les objectifs centraux de ce potager urbain sont de créer un lieu d’échange et d’interaction ouvert à tous les habitants d’Hermance, de donner à chacun la possibilité de cultiver ses légumes en mettant à disposition un terrain accessible à tous, d’apprendre aux enfants comment s’occuper d’un potager, de les sensibiliser aux problèmes écologiques de notre monde.»
Quoi de plus évident, mais par son éloignement des valeurs généralement admises actuellement, quoi de plus radical ?
Réalisation
Le cadre posé, restait à passer à l’action. Plusieurs possibilités sont évoquées :
- le parascolaire avec une parcelle de 3×3 mètres,
- l’école primaire dans le cadre des cours et/ou extra-scolairement,
- des ateliers extrascolaires pendant les week-end ou le mercredi après-midi et
- un production personnelle «accessible gratuitement à tout le village».
Comme le parascolaire cible moins d’enfants et comme transmettre les valeurs et les connaissances que véhicule un potager à des enfants est parfaitement envisageable, le choix s’est naturellement porté sur la seconde possibilité.
Les classes ciblées sont celles des septième et huitième degré.
«… nous avons en un premier temps visé les jeunes du village pour promouvoir l’aspect pédagogique du projet. Pour les atteindre nous avons donc collaboré avec les profs de l’école ce qui nous a permis de rassembler une vingtaine de filles entre 9 et 12 ans avec lesquelles nous avons élaboré un programme précis constitué de plusieurs ateliers tous ensemble ainsi que des tâches individuelles pour chacun.»
Il faut ici souligner la difficulté à organiser la participation de classes scolaires. Même si les enseignantes et enseignants sont favorables, les impératifs pédagogiques et horaires sont souvent assez rigides pour que même de petites choses puissent se révéler impossibles.
Un bon rapport de confiance, de disponibilité et de liberté avec les enseignants est donc fondamental et on peut imaginer les qualités d’organisation qui furent nécessaires à Elisa et Stéphanie pour que tout fonctionne.
Un autre problème peut être rédhibitoire, le choix de l’emplacement. Un lieu favorable est alors choisi :
«… il devait donc se trouver dans le vieux village, à un endroit où l’agriculture biologique est possible, où chaque habitant, peu importe la condition physique ou l’âge du villageois, aurait l’occasion de se rendre à tout moment et de passer un moment les mains dans la terre. Nous avions donc plusieurs emplacements en tête: soit aux bords de l’Hermance, soit sur le rond-point de l’arrêt de bus, ou encore dans la partie herbe de la cour d’école. Le dernier emplacement évoqué nous a convaincu car il n’est pas exposé à la route, ce qui aurait pu être un danger pour les enfants et qu’il est suffisamment à proximité de l’école pour que l’école puisse, dans un futur proche, l’intégrer au cours de biologie ou de géographie. De plus le potager est protégé par les barrières de l’école et se trouve à côté d’une fontaine.»
Ce choix judicieux nécessitant aussi autant l’accord des autorités que celui du «concierge», des démarches auprès de la mairie et de la voirie ont été réalisées, avec finalement un emplacement accordé «théoriquement».
Enfin, la communication aux habitants d’Hermance n’a pas été négligée, deux ateliers pour une petite vingtaine d’élèves ont été réalisés avec au préalable une bonne préparation du terrain.
Résultats
Positifs
Il ne faut pas négliger ce que d’aucun pourrait penser être des détails.
Par exemple, généralement la problématique des transports n’est jamais évoquée non seulement pour les comestibles des grandes surfaces, mais aussi pour les plantons. En parler n’est pas un détail, mais une réelle nécessité.
Ainsi, le projet a permis la sensibilisation des élèves aux problèmes liés aux transports des comestibles et à l’agriculture bio à travers le questionnaire d’un atelier particulièrement bien adapté.
On pense généralement que planter des comestibles est chose évidente et la question de comment les planter peut étonner. Mais, l’acte de planter constituant une interaction avec le sol, la façon dont elle est réalisée a un impact fort sur ce dernier. En envisager les différentes manières est donc porteur de sens quant à la préservation du sol.
Ainsi des plantations de salades, poivrons, tomates, radis, ciboulette, basilic persil, fraises, bourrache et capucine ont permis de différentier les méthodes et ce n’est pas la moindre des choses pour des élèves peu au clair sur le sujet.
De la même manière, arroser n’est pas une opération évidente. De nombreuses recherches portent sur la meilleure manière d’arroser, car l’eau est précieuse et doit être économisée. La permaculture fournit, par exemple, des techniques pour y parvenir qui interrogent fortement les arrosages automatiques. Vivre la nécessité d’un arrosage régulier est très instructif quant aux quantités nécessaires, mais aussi, par la présence imposée, permet une forte immersion dans le milieu qui est sans conteste le meilleur moyen de se rendre compte des problèmes qu’il soulève (on peut penser aux limaces, notamment).
Une sensibilisation au problème de l’arrosage par une bataille d’eau, puis plus sérieusement, par l’élaboration d’un planning pour l’été fut un point important du projet.
Finalement, on peut penser que faire un plan du potager est inutile. Ne suffit-il pas d’évaluer la quantité à planter et de la répartir convenablement ? Le cadre des monocultures intensives peut le laisser croire. Mais on sait ce type de cultures très sensibles aux épidémies et la nécessité de fertilisation qu’elles exigent.
Or, dans le cadre de permacultures, par exemple, l’association de différents comestibles, voire de comestibles avec des plantes non comestibles, prétend permettre une meilleure résistance de l’ensemble aux prédateurs. Aucune association n’étant évidente, il est fort utile d’enregistrer la position de chaque plante pour permettre, année après année, par évaluation des associations, d’améliorer la production.
Un plan des cultures a donc été établi. Il sera certainement important par la suite.
Finalement, des ateliers ont été réalisés :
«L’objectif que nous nous étions fixées de créer un lieu d’échange et d’interaction a surtout abouti auprès des plus jeunes, lorsque nous les avons pris en charge avec nos ateliers. Lors de ces ateliers justement le lieu du potager était entouré d’une vingtaine d’enfants très motivés, réceptifs et actifs. Tout ce que nous leurs avons montrées a été bien reproduit et cela a permis un très bel état à notre potager …»
C’est une constante réellement étonnante que de constater que l’agriculture urbaine suscite fortement les relations humaines. Ici des élèves, mais par la suite ou ailleurs, des passants toujours bienveillants et intéressés. Elisa et Stéphanie ont fait de la création de relations entre les gens une raison principale de leur travail et je peux dire qu’il est pour les incroyables comestibles absolument évident qu’il en sera ainsi, tant nous le vivons au quotidien.
Négatifs
Au vu de l’énergie déployée par Elisa et Stéphanie, le retour en terme d’investissement de la part des adultes a pu leur paraître bien modeste.
«Tout le monde n’a pas la chance d’avoir un jardin ou un espace cultivable chez lui, mais certains peuvent tout de même porter un intérêt à l’écologie et avoir envie de s’investir dans un projet luttant contre les problèmes écologiques actuels. Nous avons donc eu envie de proposer un projet accessible à tous. Les habitants avaient la possibilité de venir planter leurs légumes dans les parcelles libres du terrain, sans aucune contrainte d’horaire. Les habitants pouvaient également aller récolter les légumes mûrs ou les herbes aromatiques dont ils avaient besoin, arroser les plantes, vérifier l’état des légumes et fleurs plantées. Nous espérions avoir plusieurs villageois investis dans ce projet pour que le potager revienne vraiment à toute la commune et pas seulement à nous, aux élèves et à leurs parents inscrits dans les ateliers extrascolaires. Le but était que le potager soit “autogéré” et que petit à petit, les villageois prennent des initiatives en allant d’eux-mêmes planter ce qu’ils avaient envie et récolter ce dont ils avaient besoin pour leur repas même si ce n’étaient pas eux qui les avaient plantés initialement.
Notre but était quelque peu idéaliste, il était plus difficile que prévu de motiver les habitants, car ils ont tous leur quotidien, leur travail …»
L’excuse du quotidien est certainement excellente. Mais elle reste une excuse. À l’instar des incroyables comestibles, si l’enthousiasme initial est certainement le reflet d’un réel désir de changement dans son rapport au monde, l’idée de «retour à la terre» reste connotée assez péjorativement pour que l’agriculture ne soit pas encore pour beaucoup une vraie valeur, une valeur qui implique. Si l’agriculture urbaine est aujourd’hui envisageable, alors qu’il y a vingt ans elle ne l’était clairement pas, tant chez beaucoup de gens qu’aux yeux des pouvoirs publics, elle reste une intégration des comestibles dans la ville certes profitable, mais anecdotique. S’il est souhaitable que les enfants sachent d’où vient ce qu’ils mangent, il est encore malvenu de remettre en question la dépendance alimentaire des citadins vis-à-vis des grandes surfaces. L’agriculture a sa place en ville, mais l’erreur n’est pas urbaine.
Cependant, par les contacts, par les discussions, par le changement du regard des adultes sur l’agriculture, orienté par celui d’Elisa et Stéphanie, si le retour d’investissement est modeste, il est certainement prometteur, même si il faudra beaucoup de temps pour qu’aller cultiver ses propres comestibles soit considéré comme un acte d’une valeur supérieure à celui d’en acheter importés de loin et avec sa voiture …
Comparaison
Reste que des expériences similaires voient le jour un peu partout, signe d’une conscience des problèmes réellement écologiques liés à nos modes de production des comestibles.
Réagir et proposer des alternatives n’est pas chose facile et beaucoup sont souvent démunis devant l’immensité de la tâche.
Pourtant, tant le travail d’Elisa et Stéphanie que celui des incroyables comestibles constituent des réponses extrêmement judicieuses en ce qu’elles sont des «actions silencieuses» fortement significatives qui privilégient l’action à la consommation, des actions qui ne stigmatisent pas, des actions positives qui interrogent les adultes, mais surtout montrent aux enfants des valeurs à défendre.
Des expériences comme celle d’Hermance, celle de l’école primaire de l’Ouest à la Chaux-de-Fonds (https://www.collegedelouest.ch/wordpress/ ou https://www.lesincroyablescomestibles.ch/2017/06/29/lecole-primaire-de-louest-se-lance/) ou celle des potagers urbains du Locle (https://www.lesincroyablescomestibles.ch/2017/04/18/potagers-urbains-au-locle/, https://www.lesincroyablescomestibles.ch/2017/05/08/potagers-urbains-au-locle-suite/, https://www.lesincroyablescomestibles.ch/2017/05/30/1638/ et https://www.lesincroyablescomestibles.ch/2017/06/21/potagers-urbains-au-locle-suite-2/) ou bien d’autres encore, sont donc fondamentales. Tout le monde y prend du plaisir, les échanges sont importants et les idées progressent.
Conclusion
Grâce à Elisa et Stéphanie, Hermance s’est interrogée sur ces fameux incroyables comestibles. Grâce à elles, un potager existe et nous l’espérons persistera sous une forme ou une autre. Cet article a tenté d’en rendre compte et se termine en les remerciant d’avoir eu le courage de la réalisation de leurs idées.
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